Je
me souviens de Lucette Almanzor... et de l'élection de
Mitterrand
Fille de Gwenn-Aël
Bolloré - résistant, industriel, romancier et éditeur -
et de sa seconde épouse, la comédienne Renée Cosima,
Anne Bolloré nous livre ses souvenirs autour des cours
de danse de Lucette Almanzor, morte à l'âge de 107 ans
voici quelques jours.
Doit-on
dire Madame Almanzor, Madame Destouches, ou Madame
Céline ? La maîtresse des lieux est la femme d'un
écrivain que son écriture novatrice a autant mis au ban
de la société d'après-guerre que ses choix politiques.
Louis-Ferdinand Céline est aussi le bon docteur
Destouches qui soigne les nécessiteux de cette
villégiature d'artistes devenue une banlieue ouvrière.
Pour un nom de naissance, Almanzor n'est pas dépourvu
d'ambiguïté. De nombreux héros de romans du XVIIe,
lorsque les Précieuses se paraient de surnoms, en
portent le patronyme.
Sur les traces de Roger Nimier, infatigable dans sa réhabilitation
de l'écrivain, Simone Gallimard, a lancé une mode des
parmi les germanopratines : suivre les cours de Lucette
Almanzor. Elle-même vient en leçon particulière. Les
autres, toutes générations mêlées, partagent des cours
collectifs. Les petites filles de ma classe, au collège
Sainte-Marie, se rendent plutôt le jeudi dans un cours
de quartier. Elles portent des justaucorps bleus ou
roses avec un volant. Elles restent entre elles. Deux
fois par semaine j'accompagne ma mère au cours de barre
au sol de Madame Almanzor.
Le chauffeur de la famille nous y conduit dans une DS gris métallisé. Il
faut suivre sur plusieurs kilomètres une route bordée
d'un côté par les usines Citroën, de l'autre par des
masures et la Seine. On pourrait prendre le train depuis
la gare Montparnasse : la gare est au tiers de la Côte
des Gardes. Il faut marcher. Aussi, les élèves sont
jalouses de Serge Perrault, il explique que marcher est
très mauvais pour la musculature des danseurs. Elles
ignorent qu'il est un proche de Lifar. Il faut vraiment
que, dans ma famille de Français libres, on soit
passionnés de littérature et d'édition, pour me laisser
voir des gens de telles opinions...
Céline dans un gilet en peau de bête
Le jardin
rassemble ses dernières forces pour monter à l'assaut
d'une des collines de Meudon, il n'a plus assez de sève
pour générer de nouvelles plantes, encore moins pour se
défendre contre les chiens loups qui, dans leur
giration, usent l'herbe jusqu'au sol crayeux. Le
perroquet (bleu et jaune) est acariâtre.
Lorsque j’étais très petite, moins de
huit ans, il me fallait beaucoup de courage pour
traverser l’entrée. Là, Louis-Ferdinand Céline était
assis dans un fauteuil pliant en cuir, campé dans un
gilet de peau de bête, presque semblable au pelage des
chiens couchés à ses pieds, une canne à la main.
Au-dessus du visage have, creusé, entouré de sonnailles
qui lui font un cadre, une gravure du jeune roi Louis
XIV en costume de soleil pour un bal de cour détonne. Je
n’imagine pas que le vieil homme puisse être Breton,
comme l’est mon père. Il est pourtant le neveu d’un
médecin remarquable, bienfaiteur du bourg de Lannilis.
Il grommelle à mon passage « Encore un enfant. Un de ces
enfants de bourgeois. Je n’aime pas les enfants ». Il ne
faut pas répondre. Il souffre de la tête, il ne supporte
pas le bruit. Aussi, l’arrivée des élèves l’insupporte.
La coexistence avec l’écrivain a des avantages pour les
grandes personnes : Céline a proposé le manuscrit de
Nord
à mon oncle, Michel Bolloré, qui -comme
mon père- est bibliophile. Celui-ci en aurait trouvé le
prix exagéré. Céline décide de vendre le manuscrit à ma
mère.
Les castagnettes de Lucette
Vite monter l'escalier. Sur le palier du premier étage, à côté de la
salle d'exercices au sol, traversée en diagonale d'une
barre de gymnaste, une planche sur deux tréteaux
d'inégale hauteur. On s'y allonge pour avoir la tête en
bas ; très bon pour le dos et les pensées. Au second
étage, un studio plus grand. Le long des murs, des
barres pour les étirements. Les élèves les plus avancés
montrent leur zèle en y attachant cheville et genou avec
une écharpe de laine, pour s'assurer que la jambe reste
bien droite. les tendons souffrent, et l'odeur de
horse liniment flotte en permanence dans le
vestiaire.
Au centre de la pièce, nous essayons de suivre les
exercices des bras sur une musique orientale. Madame Almanzor s’est levée de sa loge, une sorte de divan
surélevé,
et elle montre les exercices en marquant le
rythme avec des castagnettes. Je mets un certain temps à
comprendre que lorsqu’elle martèle « Ann, Deux », elle
ne s’adresse pas à moi, mais compte la mesure. On finit
par des pas de bourrée – j’ai des difficultés de
coordination et je n’y arrive jamais – et des sauts. Il
faut une certaine qualité de muscle pour sauter, plus
d’oxygène qu’en moyenne, et, après, parait-il, c’est
très facile. Plus que de musique, Madame Almanzor est
passionnée par le corps.
Est-ce parce qu’elle est
l’épouse d’un médecin ? Dans la salle du premier, elle a
accroché des planches anatomiques. On voit les muscles
que l’on va faire travailler. A la fin du cours, elle
demande qui veut être piétinée. On s’allonge sur le
ventre, et elle appuie ses pieds sur votre dos jusqu’à
ce que les vertèbres craquent. On sent que ses pieds
sont en forme de losange. Cela arrive à toutes les
danseuses, parait-il. Pour nous éviter cette
déformation, elle nous interdit de chausser des pointes.
Elle n’est pas très regardante sur les vêtements que
nous mettons pour le cours. Nous ne formons pas un
groupe de petites filles en tuniques ciel. Il y a des
jeunes filles bien plus âgées que nous. Certaines
portent des prénoms étranges, je me souviens d’une
Chiffon.
D’une autre, on disait qu’elle était la
reine des gitans. Marie-Claude est, parait-il, la
demi-sœur d’Alain Delon. Elle a rencontré chez les
Destouches un homme beaucoup plus âgé qu’elle, mais très
cultivé, l’historien Héron de Villefosse. Il est très
corpulent. Je le sais : il habite tout à côté de chez
nous, avenue George V. J’essaie de danser avec Laure
Segalen, Anne Le Cunff … Il y a aussi Marie-Anne, la
fille mongolienne de Georges Hourdin. Elle se débrouille
très bien pour une jeune fille handicapée, elle habitera
bientôt seule avec un garçon qu’elle a rencontré dans
l’institut où elle est suivie. Pour l’instant, elle nous
fait plutôt peur avec ses cheveux courts, et un visage
sur lequel les expressions ne se marquent pas. Un
pilote de TWA habite avec sa famille le pavillon voisin.
Sa fille, Carole, nous rejoint un temps. S’appuyant sur
les préceptes du docteur Spock, ses parents la retirent
du cours lorsqu’elle leur dit qu’elle ne veut plus le
suivre. Nous l’envions.
Lorsque Louis-Ferdinand Céline meurt,
Maman est autorisée à présenter ses condoléances. J’ai
le souvenir qu’elle vient me chercher à mon école,
avenue Georges Mandel. C’est plausible. Une nouvelle élève suit les cours. Sa
mère, une universitaire, se livre à des recherches dans
les papiers du grand homme. Le pavillon Louis-Philippe
brûle. Je suppose qu’un inspecteur des assurances
enquête. Il faut cependant que les cours reprennent.
Gibault, le gardien du temple
Maître Gibault, qui, avec Maître Damien,
bâtonnier de Versailles, est devenu le gardien du
temple, offre l’abri de l’hôtel particulier familial rue
Monsieur. L’on construit, au fond du jardin, un vaste
studio moderne de verre et de bois. Madame Destouches
campe dans le demi-étage que la déclivité du terrain
avait permis à l’architecte. Madame Agnès, femme de
ménage à la chevelure grise, toujours vêtue d’un sarreau
bleu, prend l’intendance en charge. Madame Destouches ne
se nourrit pas comme nous. Elle vit de saumon fumé et de
miel. Elle fait installer un sauna scandinave. Une
vapeur de patchouli et de pin se répand dans la
propriété. Madame Destouches voit beaucoup de monde.
Elle a un jour. Les Dubuffet, le sculpteur et son
épouse, en sont des éléments importants. En toutes
saisons, elle va à Dieppe, où sa mère possédait un
atelier de dentellières. Elle dit à Maman que Dieppe est
formidable. Chaque jour, même l’hiver, elle nage. Maman
m’emmène à Dieppe. Je n’ai pas de souvenirs de l’hôtel,
juste d’avoir été déçue par la plage de galets, bien
différente du sable blanc des Glenan. Nous ne marchons
même pas jusqu’à la mer. Des femmes remplissent
d’énormes sacs de ces pierres. Ce sont des prisonnières,
nous dit Madame Destouches.
25 ter Route des Gardes
Madame Destouches est une prescriptrice.
Cela ne tire pas à conséquence lorsqu’il s’agit de
recommander Cerruti (elle ne vient à Paris que pour
s’habiller chez Cerruti, et acheter son saumon chez
Fauchon). Cela l’est plus lorsqu’elle essaie de
convaincre ma mère qu’elle est mariée à un homme qui ne
lui convient pas, et qu’elle devrait divorcer. Moi, j’ai
une scoliose. On devrait me retirer de l’école pendant
une année entière. Je n’écrirais qu’assise par terre,
jambes allongées, avec une petite planche sur les
genoux.Un peu après la mort de Céline apparait
Béatrice Tassier : ses parents, commerçants à Meudon
l’ont confiée à Madame Almanzor pour qu’elle en face une
danseuse. Ravissante, chevelure blonde et mousseuse,
boudeuse. Un peu paresseuse, elle se regarde dans la
glace, elle ne travaille peut-être pas assez ; elle a
horreur qu’une élève de passage réalise mieux un
mouvement qu’elle.Bien des années plus tard, j’entends
parler de Béatrice. Je travaille au ministère de la
Culture. Un jeune homme vient me voir : il est diplômé
de l’école d’architecture de Versailles, il est le
second mari de Béatrice (le premier était aussi un
architecte de Versailles) ; il voudrait savoir comment
participer au concours de rénovation du grand rocher du
parc zoologique de Vincennes. Beatrice a dansé aux
Folies Bergères. Elle se produit maintenant dans des
numéros de danses orientales. Les spectateurs fument.
Elle souffre des poumons. Bien plus tard, je suis mise,
par hasard, en contact avec Michel de Maule, éditeur.
Beatrice a publié chez lui un charmant livre, bien plus
précis que mes propres souvenirs, mais elle n’a connu
que l’ombre de Céline au 25 ter Route des Gardes. Elle
signe Maroushka, revendiquant une ascendance gitane.
Mitterrand d’un château l’autre
10 mai 1981. A l’automne passé, un soir
de fête familiale, chez nous en Bretagne, Maman a
souffert d’une rupture d’anévrisme. Ni mon père, ni moi,
ni aucun de nos proches n’ont compris combien son état
est grave. Nous continuons toutes deux à aller au cours
de barre au sol de Madame Almanzor. Nous en revenons ce
dimanche, à bord d’une Austin mini noire, et nous sommes
déjà boulevard Saint-Germain, lorsque nous entendons que
François Mitterrand a été élu président de la
République. Maman meurt le 10 juillet. Ce jour est celui
de mon vingt-huitième anniversaire. Je n’ai toujours
aucun sens du rythme. Je n’habite pas route des Gardes,
mais près du boulevard Saint-Germain.
(Anne Bolloré, Auteur à Causeur, 13 novembre 2019).
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CARTE DE VISITE DE
LUCETTE
Reçue d'un jardinier de
Meudon à une dame italienne bien gentille qui l'a fait
parvenir à Louis-Ferdinand Bardému. 2 novembre 2020.
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A. M. JULIEN
[Vers le 18 janvier 1961.]
Monsieur le Directeur,
Vous avez eu
l'amabilité de me recevoir et de m'écouter - Je veux
vous remercier - Je crois cependant que je me suis mal
fait comprendre. Très brièvement, je sais que votre
temps est précieux, je veux que vous sachiez qu'il ne
s'agit pas pour moi de la recherche d'une situation ou
d'un professorat à l'Opéra. Un professorat m'y
intéresserait certes, mais non à condition de passer
sous le commandement de M. Lander dont je connais vous
le savez l'incapacité (absolue) de longue date - En
vérité à l'Opéra la danse est morte (ou en train de
mourir) Pourquoi ? Parce que ce pseudo-danseur ne sait
pas de quoi il s'agit - Qu'il fasse observer une stricte
discipline (mais quelle discipline ?) est le rôle d'un
gendarme. Quant à la danse c'est une autre technique à
laquelle il n'entend rien. Il s'agit à l'Opéra de
chorégraphie, créations et tradition.
M. Lander ne parle pas plus français à Paris qu'à Copenhague, or, vous le
savez sans doute, les termes, le vocabulaire de la danse
est encore et dans le monde entier " en français "...
Ceci ne serait rien si le grand régent de la Danse avait
la moindre notion de la technique de la danse même, s'il
savait donner une leçon, régler une variation,
mais il est de tout ceci tout à fait incapable... il ne
passerait pas le plus petit examen d'un Conservatoire de
province... Les bras ?... votre ballet n'a plus de bras,
plus d'expression... (fait bien remarqué par tous les
étrangers). Bien sûr, ce monsieur a dicté, le plus
simplement, que désormais danseurs et danseuses auraient
les bras en forme de bâtons... bien raides. Vous avez
ainsi un corps de ballet " cul-de-jatte "... Vous voyez
Monsieur le Directeur que mon opposition à la technique
actuelle de la chorégraphie à l'Opéra est absolue. Je
trouve que cette technique, à l'enseignement et en
scène, est désastreuse - voir les résultats.
(Lettres, Pléiade, Gallimard, p. 1577, 61-2, octobre 2009).
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De Roland PETIT au " Secret d'Etat "...
Danseur et chorégraphe,
élève notamment de Serge Lifar, Roland Petit fonda les
Ballets des Champs-Elysées (1945) puis les Ballets de
Paris (1948), troupe à laquelle appartint Serge Perrault
comme premier danseur depuis février 1949. Lors d'une
tournée à New York, fin 1949, Roland Petit, sur la
suggestion de Serge Perrault, écrit à Céline pour lui
demander un argument de ballet qu'il pourrait monter
rapidement.
Céline s'exécute et envoie dans un premier temps, probablement à Perrault
qui le remet à Petit, Foudres et flèches édité un
an plus tôt par Charles de Jonquières. Roland Petit lui
répond par retour en précisant qu'il préfère un texte
inédit.
Le 6 janvier 1950,
Céline lui envoie donc une lettre de 14 pages, dont
l'essentiel est fait d'un synopsis détaillé qu'il
appelle " Tableaux de danse " portant le titre "
Le Secret d'Etat ". Le thème général suit la
chronologie de l'histoire de France depuis Dagobert
jusqu'à l'époque 1900 et la première guerre mondiale, le
repère historique le plus proche du temps de l'écriture
étant donné par une mention de Georges Bidault (à qui
Céline vient d'écrire à deux reprises) " à la
recherche de la raison d'Etat du secret de Dagobert
" : ainsi la boucle est-elle bouclée.
Seuls les trois
premiers tableaux sont numérotés, suivis de six autres
périodes approximativement délimitées, mais toutes
reliées à l'esprit de la danse variant avec chaque
époque, " indispensable à la continuité de l'Etat
". " Tout ceci à l'état d'esquisse ", précise
Céline : bien d'autres scènes pourraient se greffer sur
ce schéma, et resteraient à écrire dialogues et musique.
En dépit de son apparence de désordre et d'inachèvement, cette lettre
mérite une analyse approfondie des idées de Céline sur
la fonction de la danse dans les sociétés.
(L'Année Céline 2017, p.237).
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Ces
mignonnes à la barre...
Je m'ouvrais tout récemment à un
petit pote à moi, un bon petit médecin dans mon genre,
en mieux. Léo Gutman, de ce goût de plus en plus vivace,
prononcé, virulent, que dis-je, absolument despotique
qui me venait pour les danseuses... Je lui demandais son
avis... Qu'allais-je devenir ?... moi, chargé de famille
! Je lui avouai toute ma passion ravageuse...
" Dans une jambe de danseuse le monde, ses ondes, tous ses rythmes, ses
folies, ses vœux sont
inscrits !... Jamais écrits !... Le plus nuancé poème du
monde !... émouvant ! Gutman ! Tout ! Le poème inouï,
chaud et fragile comme une jambe de danseuse en mouvant
équilibre est en ligne, Gutman mon ami, aux écoutes du
plus grand secret , c'est Dieu ! C'est Dieu lui-même !
Tout simplement ! Voilà le fond de ma pensée ! A partir
de la semaine prochaine Gutman, après le terme... je ne
veux plus
travailler
que pour les danseuses... Tout pour la danse ! Rien que
pour la danse ! La vie les saisit, pures... les
emporte... au moindre élan, je veux aller me perdre avec
elles... toute la vie... frémissante... onduleuse... Gutman !...
Elles m'appellent !... Je ne suis plus moi-même... Je me rends... Je veux
pas qu'on me bascule dans l'infini !... à la source de
tout... de toutes les ondes... La raison du monde est
là... Pas ailleurs... Périr par la danseuse !... Je suis
vieux, je vais crever bientôt... Je veux m'écrouler,
m'effondrer, me dissiper, me vaporiser, tendre nuage...
en arabesques... dans le néant... dans les fontaines du
mirage... je veux périr par la plus belle... Je veux
qu'elle souffle sur mon cœur...
Il s'arrêtera de battre... Je te promets ! Fais en sorte
Gutman que je me rapproche des danseuses !... Je veux
bien calancher, tu sais, comme tout le monde... mais pas
dans un vase de nuit... par une onde... par une belle
onde... la plus dansante... la plus émue... "
Je savais à qui je m'adressais, Léo Gutman pouvait me
comprendre... Confrère de haut parage, Gutman !...
achalandé comme bien peu... quelles relations !...
frayant dans tout le haut Paris... subtil, cavaleur,
optimiste, insinuant, savant, fin comme l'ambre,
connaissant plus de métrites, de véroles, de baronnes
par le menu, de bismuthées, d'acidosiques, d'assassinats
bien mondains, d'agonies truquées, de faux seins,
d'ulcères douteux, de glandes inouïes, que vingt
notaires, cinq Lacassagnes, dix-huit commissaires de
police, quinze confesseurs. Au surplus et par lui-même,
du cul comme trente-six flics, ce qui ne gâte rien et
facilite énormément toute la compréhension des choses.
" Ah ! qu'il me réplique, Ferdinand, te voilà un nouveau
vice ! tu veux lutiner les étoiles ? à ton âge ! c'est
la pente fatale !... Tu n'as pas beaucoup d'argent...
Comme tu serais plutôt repoussant... considérant ton
physique... Je te vois mal parti... Comme tu n'es pas
distingué... Comme tes livres si grossiers, si sales, te
ferons sûrement bien du tort, le mieux serait de ne pas
les montrer, encore moins que ta figure... Pour
commencer je te présenterai anonyme... Ça ne te fais rien ?
- Ah ! Je me récriai, mais Gutman, je suis partisan ! Je m'en gafe
énormément ! Je veux bien certes... Et même je préfère
demeurer aux aguets... Les entrevoir ces adorables,
abrité par quelque lourd rideau... Je ne tiens pas du
tout à me montrer personnellement... Je voudrais
seulement observer en très grand secret ces mignonnes "
à la barre "... dans leurs exercices... comme on admire
à l'église les objets du culte... de très loin... Tout
le monde ne communie pas !... "
(Bagatelles pour un massacre, Ed. 8, Ecrits polémiques, p. 20).
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Neuf sur dix pour les danseuses.
La rencontre entre la jeune danseuse et Louis-Ferdinand
Céline a probablement eu lieu à la fin du printemps ou
au début de l'été 1936. Céline sortait de la rédaction
de Mort à crédit, son deuxième roman, et la
publication qui avait suivi avait été pour le moins
mouvementée. Pour se détendre, l'écrivain se rendait
régulièrement dans un studio de danse voir les danseuses
s'entraîner. Situé dans le quartier de Pigalle, celui de
Blanche d'Alessandri comptait quelques visiteurs
prestigieux qui avaient le privilège de pouvoir assister
aux cours, tout en restant discrets, histoire de ne pas
déconcentrer les élèves.
La présence de Céline dans un studio de danse ne doit rien au hasard.
Depuis toujours, l'écrivain est attiré par les
danseuses, aussi bien par leur physique parfait et leurs
fines jambes que par la discipline, qui exige rigueur,
travail et créativité. Déjà en 1916, lors de son séjour
à Londres, Céline s'enivrait des danseuses de Soho,
comme il l'écrira plus tard dans Voyage au bout de la
nuit : " Des milliers de muscles agités et précis. "
Pour
Céline, le corps ne peut mentir : " Je n'ai jamais eu
d'enthousiasme que pour la beauté des formes, la
fluidité, la jeunesse, la grâce... Je donnerais tout
Baudelaire pour une nageuse olympique... " Elizabeth
Craig, sa muse, son premier grand amour, la dédicataire
de Voyage au bout de la nuit, en plus d'être
rousse et d'avoir des " grâces infinies ", correspondait
parfaitement à ces critères. Mais sentant qu'avec l'âge,
son physique pâtirait inévitablement, elle avait préféré
quitter la France et son célèbre amant que de subir une
douloureuse déchéance, synonyme de rupture.
Depuis,
c'est avec son ami le peintre montmartrois Eugène Paul
dit " Gen Paul ", toujours en quête de modèles pour ses
peintures, que Céline fréquentait les studios de danse,
comme l'a raconté l'artiste dans son style très
personnel : " On fréquentait de la ballerine... Quoi ?
On avait le sens de l'esthétique. Autant fréquenter des
ballerines que des bonniches, quand même, c'est tout de
même mieux. Ben moi, je les prenais comme modèles, puis
lui, ben, il les massait, lui . Il avait assez le sens
du beau. C'était des filles qui étaient placées, qui
avaient des petites tronches mais qui étaient quand même
mordues pour la danse. "
Lucette elle-même confirmera l'attrait de Céline pour les danseuses et
leur plastique irréprochable : " On s'installait à la
terrasse des cafés. Là, quand une femme passait, il lui
donnait des points. Il regardait ses défauts, la notait
de 0 à 10. Les danseuses allaient jusqu'à neuf. Les
autres, pas plus de quatre. "
Dans
tous les livres de Céline, on trouve une référence à la
danse. Même Bagatelles pour un massacre - qui
s'ouvre sur un ballet - n'y échappe pas. Pendant sa
fuite en Allemagne et son exil danois, au plus profond
désespoir, Céline n'oubliera pas la danse et les
danseuses, et écrira à leur sujet des pages
merveilleuses dans Féerie pour une autre fois : "
... les danseuses, les vraies, les nées, elles sont
faites d'ondes pour ainsi dire !... pas que des chairs,
roseurs, pirouettes !... leurs bras, leurs doigts...
vous comprenez !... C'est utile dans leurs heurs
atroces... hors des mots alors ! plus de mots ! les
mains seulement ! les doigts... un geste, une grâce...
c'est tout. La fleur de l'être... Vous battez du cœur,
vous revivez !... "
Et que dire de sa volumineuse correspondance, où la danse est omniprésente
: " Des cuisses, encore des cuisses. C'est mon seul
plaisir. L'Humanité ne sera sauvée que par l'amour des
cuisses. Tout le reste n'est que haine et ennui " ? Tout
est dit.
(David Alliot, Madame Céline, Tallandier, janvier 2018, p.17).
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L'inspiratrice.
Elizabeth est bien à la source de la conviction de
Céline que " danser ", tout est là - Nietzsche (si
surfait) ne se trompait pas - " Je ne croirai à un Dieu
que s'il danse ", s'il raisonne ce cuistre, à l'école !
" (Lettre à Milton Hindus, 12 juin 1947), idée
qu'il reprend quelques semaines plus tard : " Je suis
cependant terriblement sensible à certaines beautés
corporelles... danseuses, etc. je m'en façonne sur terre
une sorte de paradis artificiel... Il m'est impossible
de vivre loin de la Danse... Nietzsche écrit je crois "
je ne croirai à un Dieu que s'il danse. "
Comme Louis XIV, qui " ne croyait aussi aux ambassadeurs que s'ils
étaient parfaits danseurs " (Lettre à Milton Hindus,
7 juillet 1947), Céline s'appropriait un vieux
refrain français pour exprimer sa passion : " Qui ne
danse pas fait l'aveu tout bas de quelque disgrâce -
disait une vieille rengaine française - Je suis tout à
la danse. La Danseuse m'ensorcelle, le dramaturge 999
fois sur 1000 m'assomme. " (Lettre à Milton Hindus,
12 juin 1947).
Il est certain que " ce fut d'abord Elizabeth Craig qui
initia Céline aux secrets de la danse, non pas au début
la " danse-passion " des Espagnols, mais la danse en
tant qu' " épanouissement d'âme " telle que la concevait
en particulier Isadora Duncan ", initiation qui devait
jouer un rôle si capital dans l'écriture de Céline : "
Mes maîtres ? [...] une danseuse américaine qui m'a
appris tout ce qu'il y avait dans le rythme, la musique
et le mouvement " (Entretien avec Merry Bromberger),
dette entièrement reconnue par les critiques :
Elizabeth connut donc Louis Destouches à Genève et
quitta Louis-Ferdinand Céline à Paris. C'est elle qui
accompagna, qui contribua peut-être à sa manière à la
métamorphose du médecin en un écrivain. Il ne songeait
pas, avant de la rencontrer, à écrire Voyage au bout
de la nuit. Elle le quitta alors que son livre -
qu'il lui avait
dédié - triomphait. Elle vécut en somme
les années de rédaction du roman. Et sa présence qui se
réfracte dans des personnages aussi divers que Lola, Musyne et Molly, éclaire les pages les plus heureuses et
les plus ensorcelantes de ce livre. (Vitoux, La vie de
Céline).
Si la danseuse contribua à la métamorphose du
docteur Louis Destouches en Louis-Ferdinand Céline
l'écrivain, ce ne fut pas en lui apprenant les rythmes "
mécanisés " de la danse libre " telle que la concevait
Isadora Duncan ". Elizabeth le répète à plusieurs
reprises : " Je n'aimais pas ce style, mais je m'y étais
lancée simplement parce que j'aimais danser ", et encore
" Ted Shawn était un danseur moderne allemand qui me fit
faire tout ce qu'on appelait la " danse libre ". Je
suppose que c'est de cela qu'il s'agissait. Des
demi-pointes d'un bout à l'autre, ce que je détestais à
cause de mes mauvais pieds ".
Les rythmes qu'elle apprit à Céline furent bien plutôt les rythmes "
naturels " des ballets classiques, comme il l'exprima
dans une " profession de foi " étonnamment paradoxale :
Ce qui me froisse voyez-vous c'est que je crois que
l'Homme est naturellement poète comme le primitif -
l'éducation lui coupe le fil poétique - alors il se met
à raisonner et il devient emmerdant - ainsi le cheval
dont l'allure naturelle est le galop - on lui apprend à
trotter - l'homme aussi chante naturellement, on lui
apprend à parler - l'enfant au berceau ne parle pas, il
chante ! L'Opéra est naturel, la comédie l'artificiel.
Quant à la comédie naturaliste c'est un déchet, une
ordure - le théâtre dit Libre ne l'est pas du tout - il
est tout le contraire, l'expression d'une contrainte,
d'un dressage absolu - Le théâtre chinois est infiniment
plus vrai que le nôtre dit réaliste - La danse dite de
ballet est plus naturelle que la danse dite libre qui
pue la mécanisation. (Lettre à Milton Hindus, 12 juin
1947).
Elizabeth ne fut pas seulement l'inspiratrice qui aida
le médecin à devenir écrivain, elle fut aussi la
danseuse qui sauva l'homme :
Les
danseuses, les vraies, les nées, elles sont faites
d'ondes pour ainsi dire !... pas que de chairs, roseurs,
pirouettes !... leurs bras, leurs doigts, vous comprenez
!... C'est utile dans les heures atroces... hors des
mots alors ! plus de mots ! Les mains seulement ! les
doigts... un geste, une grâce... c'est tout... La fleur
de l'être... Vous battez du cœur,
vous revivez !... Sourd ? Muet ? Enchaîné ? Alors ?...
Une danseuse vous sauve ! La preuve ! (Féerie pour une
autre fois).
Et puisque c'est elle qui l'a sauvé - " Quel génie dans
cette femme ! Je n'aurais jamais rien été sans
elle " (Lettre à Milton Hindus, 10 sept. 1947). -
c'est à elle que nous devons quelques-uns des plus beaux
passages de la littérature française contemporaine :
Dans une jambe de danseuse le monde, ses ondes, tous ses
rythmes, ses folies, ses vœux
sont inscrits !... Jamais écrits !... Le plus nuancé
poème du monde !... émouvant ! Gutman ! Tout ! Le poème
inouï, chaud et fragile comme une jambe de danseuse en
mouvant équilibre est en ligne, Gutman mon ami, aux
écoutes du plus grand secret, c'est Dieu ! C'est Dieu
lui-même ! Tout simplement ! Voilà le fond de ma pensée
! (Bagatelles pour un massacre).
(Alphonse Juilland, Elizabeth et Louis, Elizabeth Craig parle de
Louis-Ferdinand Céline, Gallimard, janvier 1994).
***********************
Ça
a commencé comme ça...
- C’est à Londres que sa passion de la danse et des danseuses s’est
révélée :
« Louis m’entraînait au music-hall (la
batterie de cuisine suffisait pour entrer gratuitement), ou à des spectacles
de ballets, rappelle Georges Geoffroy.
Nous connaissions
bien Alice Deylsia, et personnellement, j'avais retrouvé un camarade
Aimé Simon-Gérard qui jouait alors au
Palace et qui nous présenta à des femmes de théâtre. Louis
raffolait des danseuses. Il avait une passion pour la
danse. »
(G. Geoffroy, Céline en Angleterre,
Cahiers de l'Herne).
"
Je ne croirai qu'à un Dieu qui danse... "
(Nietzsche).
- "
Pas d'idéalisation de la femme sans danse classique - et
silence.
"
(Lettre à Roger Nimier, 24 février
1949).
-
A Karen Marie Jensen : " J'aime trop les danseuses.
Elles seront ma perte. "
- Lors
d'un dîner chez Steele, son éditeur : " Ce que j'aime
par-dessus tout, c'est la danse, tutu ou pas, je m'en
fous. Pas comme le père Degas qui n'aimait que la danse
pétrifiée. Des jambes nues, racées, félines, musclées,
écrivant de la musique sur des planches qui gémissent de
plaisir sous leurs gambilles. "
(Carlo Rim, Le
Grenier d'Arlequin).
- "
Il cherchait la perfection et ne la trouvait pas - seule
une danseuse pouvait s'en approcher.
"
(V.
Robert, Céline secret).
- A
Jean Guénot et Jacques Darribehaude : " J'ai passé ma
vie dans les danseuses... "
DANSEUSES ENTREE DES ARTISTES.
En
avril 1931, Destouches écrit à Joseph Garcin : " Oui
Mahé est un grand connaisseur de collégiennes en cavale
- tout bien tout honneur et la prudence certes, méfiance
innée de toutes les brigades, mondaines ou pas...
Ensemble nous encourageons les danseuses, entrée des
artistes. Quelles grâces, et envols et fines ondes. Nous
travaillons pour le délire - consommation sans doute
mais vous le savez, j'aime les filles saines et
délivrées et un peu lesbiennes, alors je me régale.
Au
théâtre, je me cache derrière le rideau, il faut pour
l'orchestre toutes ses artères, et l'âge est là
inexorable. Enfin je me débrouille, je connais tous les bobis de Paris, cette humanité du derrière me chaut me
console. J'attends le printemps qui ne vient jamais.
Grand merci pour l'article Herald. " (Lettres, 31-4).)
(Eric Mazet, Spécial Céline n°16, printemps 2015).
**********************
ELIZABETH CRAIG AVANT SA
RENCONTRE AVEC LOUIS DESTOUCHES.
" Elle avait les
traits de Molière en femme, et tout son esprit ! tout
son génie en même temps " (à Hindus le 2 septembre
1947). " Elle était amusante. Elle fumait et elle
buvait. " (à Hindus, Céline tel que je l'ai vu,
p.59). Double ascendance écossaise.
Son père, John Craig, né en Angleterre (Edimbourg ?) en 1869, avait
obtenu un diplôme de dentiste à San-Francisco, et aurait
soigné la famille royale à Vienne. Il y rencontre
Harriet Merril, née vers 1869, fille d'un gouverneur de
l'Iowa, qui y achève des études de piano. Poussé par son
beau-père, John étudie alors le droit, devient son
assistant, s'installe en Californie où il se lance vers
1899 dans des investissements immobiliers. Un fils,
Charles, né à Los Angeles vers 1896, violoniste, mourra
de la grippe à San Diego vers 1916 au moment de
s'embarquer pour combattre en France. Un second fils,
John (1898-1959), né à Portland dans l'Orégon, était
directeur de la Shell Oil à Corona del Mar en
Californie.
Elizabeth naît le 12 mars 1902 à Los Angeles.
Episcopalienne, elle fait ses études à Marymount,
habitant à Corona. Ses parents, héritiers de vignobles,
fondent le Grand Orchestre symphonique de Los Angeles.
Ils fréquentent l'actrice Helena Modjeska (Cracovie,
1840 - Californie, 1909), née Hélène Benda, baronne de
Rosen.
Elizabeth a la passion de la danse et débute avec un cousin, Ernest
Belcher (1883) qui travaille dans le cinéma. Vers 13
ans, vers 1915, avec Helen Sheldon, elle suit les cours
de Theodore Kosloff (Moscou, 1881-1956), ancien danseur
chez Diaghilev. Elle y rencontre Estelle Reed.
Theodore Kosloff la pousse à faire de la figuration dans Les Dix
Commandements de Cecil B. de Mille, tourné à Los
Angeles en 1923. L'actrice de théâtre et de cinéma, au
départ danseuse, Alla Nazimova (née en 1879 et formée à
Moscou), lesbienne notoire, productrice de films, qui
vient de lancer Rudolph Valentino (La Dame aux
camélias, 1921) et de produire Salome d'après
Wilde, lui conseille d'abandonner la danse pour se
lancer dans le cinéma. Elizabeth refuse.
En 1924, avec Helene
Sheldon, elle gagne New York, partage avec elle un
studio, entre dans la troupe de Mikhaïl Mordkin (Moscou,
1880-1944), ancien de Diaghilev. Elles sont engagées
trois mois aux Ziegfeld Follies de Broadway au Globe
Theater jusqu'en février 1925. On y joue Aren't We
All ? (Ne le sommes-nous pas tous ?) de Frederick
Lonsdale. Dans l'acte II de L'Eglise, allusion
sera faite au Globe Theater où " Nancy, la petite
danseuse du Globe fait un numéro de danse à l'accordéon
".
Elle répète six mois dans l'Albertina Rasch Ballet, fondé à
Broadway en 1923 par Albertina Rasch (Vienne, 1896-1962)
qui avait débuté au Théâtre Impérial de Vienne et étudié
à l'Ecole de Jacques Dalcroze, compositeur et pédagogue
suisse (1865-1950). Entre novembre et juin 1925, à l'Apolo
Theater, elle dirige la revue George White's Scandals
de George White.
L'engagement terminé, Elizabeth
part (peut-être en août 1925) pour Paris, tenter sa
chance chez Diaghilev et suivre les cours de Bronislava
Nijinska (Minsk, 1891 - Los Angeles, 1972), sœur
du fameux Nijinski, qui était arrivée à Paris en 1923,
et montait des chorégraphies pour Diaghilev en 1925,
comme Zéphir et Flore à la Gaîté-Lyrique en juin.
Elizabeth aurait également suivi des cours chez Mme Egorova
(princesse Troubetzkoï). Elle mène à Paris une vie un
peu confuse. Elle aurait fait une crise d'hémoptysie sur
la scène du Moulin Rouge, peut-être en décembre 1925) et
c'est pour des raisons de santé qu'elle part se soigner
dans un sanatorium près de Genève. Ses parents la
rejoignent.
Déclarée guérie, elle rencontre donc Louis Destouches en février 1926 à
Genève, le retrouve à Paris début juin et décide de le
suivre à Genève en septembre.
(Eric Mazet, Voyages, mars-décembre 1926, B.C. n°365, juillet-août
2014).
*******************
A QUINZE ANS DEJA...
A
quinze ans déjà, c'était la métaphore qui lui était
venue spontanément à l'esprit pour dire le plaisir qu'il
avait eu à regarder de loin l'approche du bateau sur la
mer : " J'ai vu arriver ce matin [...] un petit bateau
avec une voile je t'assure qui dansait. " (Lettre à
ses parents, 1909). Cette association spontanée du
mouvement d'un voilier et de la danse, réalisée à ce
moment en dehors de toute littérature, est la trace d'un
tropisme qui transforme un simple plaisir de sensibilité
en aiguillage de l'imaginaire.
La découverte ensuite de la danse, en 1915, à vingt et un ans, dans les
music-halls londoniens avait été bien plus que la
révélation d'un goût ou d'un plaisir. La récente
expérience de la guerre, et des hommes dans la guerre,
venait de montrer la puissance destructrice de ces
instincts dont les frustrations de son enfance avaient
déposé en lui l'intuition.
A
Londres, la danse avait fait fonction d'antidote, en
cristallisant sur elle les vertus libératrices du milieu
au sein duquel il en faisait la découverte. Onze ans
plus tard, à
Genève, la rencontre d'Elizabeth Craig et la vie commune
avec elle avaient transformé en réalité quotidienne les
promesses nées de la simple vue de la danse sur scène.
Après le départ d'Elizabeth, il avait gardé quelque
contact avec elle en allant voir Karen Marie Jensen
partout où elle dansait.
En 1935, Gen Paul lui a procuré la possibilité de renouveler ce contact
en l'introduisant dans le studio d'une ancienne danseuse
russe devenue professeur, Mme d'Alessandri. Il a pris
l'habitude d'assister parfois aux cours, rue
Henri-Monnier, de l'autre côté du boulevard par rapport
à Montmartre. Là, il peut mesurer à loisir le dur
travail - une véritable ascèse - auquel se livrent les
danseuses, sous la direction d'un maître exigeant, pour
obtenir de leur corps qu'il triomphe de la pesanteur.
Mais il n'admire pas moins la perfection anatomique que
leur fait atteindre ce travail.
Dans des mouvements comme le développé ou l'arabesque, qui révèlent la
jambe tout entière de la naissance de la cuisse à la
pointe du pied, il ne se lasse pas d'apprécier ce
mouvement d'un seul jet, cette ligne, ce fuselé. Il lui
consacrera un véritable hymne à la deuxième page de
Bagatelles pour un massacre : " Dans une jambe de
danseuse le monde, ses ondes, tous ses rythmes, ses
folies, ses vœux sont à
jamais inscrits !... " Dans ce travail à la barre, se
montre déjà en puissance toute la force que demanderont
les positions et les figures de la chorégraphie.
[...]
La pesanteur contre laquelle la danseuse lutte
victorieusement est l'exact équivalent dans le domaine
du corps des tares morales qui le hantent chez les
hommes. Il donnera tardivement, en 1957, la clé de cette
équivalence en répondant à un interviewer qui lui
demandait de résumer ses griefs contre les hommes : "
Ils sont lourds. " La lourdeur du corps, elle, n'est pas
irrémédiable, même si on sait qu'elle finira un jour par
gagner. Les danseuses sont devant Céline la preuve que
le combat est possible.
[...] Lui qui accumule dans son œuvre tant de
spectacles de laideur ou d'horreur, au point de sembler
s'y complaire, a un culte pour le corps humain quand il
est dans la perfection de sa forme. De ce point de vue,
il n'hésite pas à se déclarer " athénien " ou "
hellénique ". Depuis ses études de médecine, il connaît
les muscles par le menu, et, dans ses logis de la rue
Girardon puis de Meudon, les figures d'écorchés
épinglées derrière son bureau les lui rappelleront.
(Henri Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011).
***********************
LA MAGIE DE LA DANSEUSE.
L'ensorcellement,
les ondes - ce vocabulaire relève résolument du domaine
de l'ineffable, de l'indicible, ce domaine que
revendiquaient seuls, auparavant, le charme de la
danse
et la magie de la danseuse.
C'est donc la danse qui figure seule, alors, cette perfection silencieuse
- idéal nostalgique qui s'oppose pour le narrateur à la
décomposition bavarde du monde. La danseuse est bien ce
corps plein, dur, tout en muscles et en grâce, qui défie
la pesanteur et participe d'une double qualité : la
certitude de ses mouvements qui se déploient dans
l'espace et ne trichent pas, ne mentent pas ; le rêve
d'un monde délié qui semble couper les amarres avec la
vérité tonitruante qui la menace - ce relâchement, cette
misère, cette universelle nausée qui déchirent les corps
trop mous et étalent les excréments.
Non seulement, avant l'exil, Céline rêve de ballets,
écrit des arguments de ballets et, après avoir dédié son
premier roman à l'énigmatique Elizabeth Craig, lie pour
toujours son sort à celui de Lili, danseuse étoile de l'Opéra-comique
qui lui sacrifie sa carrière ; mais il insiste encore, à
l'intérieur de ses romans et même de ses pamphlets, sur
ce contrepoint de la danse et de ses attributs,
antidotes à la pesanteur intarissable des hommes.
(Bébert, le chat de L.F.C., Ed. Grasset et Fasquelle, 1976).
***********************
UNE PETITE
DANSEUSE.
Sans doute est-ce au studio du professeur de danse
Blanche d'Alessandri Valdine, 21 rue Henri Monnier, que
Gen Paul fit remarquer à Céline la jeune Lucette
Almanzor qui revenait d'une tournée en Amérique : "
D'abord c'est Popol qui me l'a fait sortir de l'ombre -
je ne la voyais pas - c'est un enchanteur, magicien
Popol ", écrira Céline
dans un de ses Cahiers de prison.
Lucette dira : " Nous nous sommes rencontrés chez des amis communs après
la publication de Mort à crédit. J'étais de
retour d'une tournée aux Etats-Unis. Pendant un an et
demi, nous nous sommes revus de temps en temps. [...]
Nous nous retrouvions chez la grande maîtresse Blanche
d'Alessandri où Céline venait se documenter sur la
danse. "
La première mention de Lucette Almanzor dans la correspondance de
Céline apparaît dans une lettre d'août 1936 adressée à
Ramon Fernandez pour lui demander d'aider la jeune
danseuse à réintégrer l'Opéra Comique.
(Eric Mazet, Spécial Céline n°3, novembre-décembre-janvier 2012)
***
" J'ai une petite grâce à
demander à Monsieur Rouché. Puis-je avoir l'audace de
solliciter votre favorable appui ? Il s'agit d'une
petite danseuse qui veut réintégrer l'Opéra-Comique
après une tournée en Amérique. Cette petite s'appelle
Lucette Almanzor, 3 ans de conservatoire, 3 ans
d'opéra-comique - danseuse 1re catégorie (24 ans) - et
Syndiquée. Il s'agit d'un petit coup de pouce en somme
qui la replace dans le personnel et dans l'emploi. Vous
voyez que je m'intéresse bien aux arts. Par le petit
côté aussi bien que par le grand.
Mais comme je suis impertinent ! J'arrive chez vous sans coup férir ! Je
vous demande à présent de protéger mes créatures ! La
honte me recouvre ! Enfin je sollicite en même temps
votre indulgence, toute votre indulgence !... Je voulais
voir Ramon avant mon départ. L'aiguillage vers la NRF
prend tournure. Je pousse, croyez-le. J'en ai soupé de
ma galère. Elle n'est que trous ! (...) très
affectueusement et amicalement / (...) la petite
s'appelle Lucette Almanzor, 108 boulevard Berthier. "
(Lettre à Jeanne Fernandez, août 1936, Lettres Pléiade, 2010).
*******************
"
LA NAISSANCE D'UNE FEE " OU LES
CONSEQUENCES D'UN REFUS.
Au
printemps de 1936 il s'occupe activement de trouver un
compositeur pour mettre en musique sa " Naissance d'une
fée ", ainsi qu'un chorégraphe et une troupe de danseurs
pour la faire représenter sur une scène. Il s'y essaie
de plusieurs côtés à la fois. Par l'intermédiaire d'un
confrère, le docteur Gutman, qui a des relations dans le
monde du spectacle et connaît en particulier le
directeur de l'Opéra de Paris, Jacques Rouché, il tente
de présenter son projet dans ce temple de la danse
classique où ce serait son rêve de voir son ballet mis
en scène.
Sans doute espère-t-il que le compositeur attitré de la maison, Philippe
Gaubert, s'y intéresse. Il dira plus tard lui avoir
écrit mais n'avoir pas reçu de réponse, sans que l'on
sache s'il s'agit de ce ballet ou du suivant. Le peintre
André Masson se souvenait que Céline avait aussi
sollicité Georges Auric. Dès avant la publication de
Mort à
crédit,
il en avait parlé à Abel Gance, puisque, le 10 mai,
celui-ci lui fait cette réponse encourageante : " Mon
bon vieux, envoie-moi ton ballet en me disant seulement
les tentatives que tu as faites pour sa mise en
chantier. J'ai l'opportunité de le faire prendre par
l'actionnaire de mon ami [nom propre illisible] que tu
dois connaître de nom. J'essaierai du moins. "
Le 16 juin, par l'intermédiaire d'un danseur danois dont le nom lui
a peut-être été donné par Karen Marie Jensen, il envoie
le texte dactylographié au Ballet de Monte-Carlo de
Boris Kochno, qui se produit à ce moment à Londres. En
novembre, il s'adressera pour la même demande à Igor
Stravinsky. De si nombreuses tentatives simultanées
témoignent de l'importance qu'il attachait à cette
création, d'un genre nouveau pour lui.
[...] En cet été de 1936, il essuie de la part de la
direction de l'Opéra de Paris un double échec : le
ballet n'est pas accepté et son intervention en faveur
de Lucette reste vaine. Ces deux meurtrissures,
s'ajoutant à la déception causée par l'accueil fait à
Mort à crédit, ne resteront pas sans conséquence.
Mais, le ballet aurait-il été reçu, mis en musique,
chorégraphié et monté sur une scène, il n'aurait jamais
occupé Céline que quelques journées pendant quelques
semaines. Cela était vrai aussi des représentations du
Mariinski ou d'ailleurs, malgré leur intensité. Ce dont
il avait le plus
besoin, c'est de la présence chez lui, à ses côtés,
d'une femme dont la qualité de danseuse soit assez
inscrite dans son corps pour se traduire à tout moment
de la vie quotidienne dans ses gestes, ses mouvements,
sa démarche.
Le don et le travail s'y réalisaient déjà pleinement, en deçà de la danse
sur scène. Céline était par-dessus tout sensible chez
une danseuse à ce qui se montrait en elle de la danseuse
quand elle n'était pas en train de danser.
[...] Les refus successifs de ses ballets, l'insuccès de sa démarche en
faveur de Lucette Almanzor, le demi-succès de critique
et de vente rencontré par un livre où il avait le
sentiment d'avoir mis le meilleur de lui-même et de son
art constituent pour Céline autant de déceptions dans un
court laps de temps. Chacune a ses causes propres, mais
elles ne vont pas tarder à provoquer dans son esprit
l'équivalent d'une réaction chimique de précipité : tout
s'explique, si des institutions comme l'Opéra et les
pages culturelles des principaux journaux se trouvent,
directement ou indirectement, aux mains de juifs décidés
à barrer la route aux non-juifs. Cette
explication unique est d'autant plus tentante qu'au même
moment la politique semble en offrir une confirmation,
avec l'arrivée au pouvoir, à la tête du Front populaire,
du juif Léon Blum, et le constat que la majorité des
membres du Comité central du parti communiste de
l'U.R.S.S. sont juifs.
Dès la fin de mai 1936, Céline rapportait ses
mésaventures d'auteur, non à des évènements historiques
mais à la figure juive qui les incarnait alors : " Zizi
fait des siennes. [...] J'avais déjà vendu 25 000 quand
le blumisme est arrivé. " (Lettre à Henri Mahé, 1936).
Tout est prêt pour transformer un antisémitisme hérité
de son milieu, et jusqu'alors tenu par moments à
distance, en une idée fixe dans laquelle tout l'être est
engagé : il existe une menace de domination juive, et,
en tant qu'écrivain, il est particulièrement visé par
elle - mais aussi bien il est celui qui peut le mieux la
dénoncer.
Le texte de Mea culpa n'est long que d'une quinzaine de pages,
mais le point le plus remarquable est que ce premier des
textes polémiques ne s'en prend pas encore aux juifs.
Visant le totalitarisme dont l'U.R.S.S. lui donne
l'image, Céline ajoute même : " Avec les juifs, sans les
juifs. Tout ça n'a pas d'importance ! " (Mea culpa,
Céline et l'actualité).
A ce moment, il n'est pas encore en proie à sa phobie des juifs. En
octobre, il reste en correspondance cordiale avec son
traducteur allemand Isak Grünberg. Reste qu'il a trouvé
le ton de violence rageuse dont ces derniers ne
tarderont pas à devenir sous sa plume la cible par
excellence.
(Henri Godard, Céline, Biographies, Gallimard, 2011, p.237).
**************************
Birger BARTHOLIN (1900-1991).
Descendant de Caspar Bartholin, médecin célèbre du
XVIIe siècle, et de toute une lignée de savants et
d'artistes, Birger Bartholin, avait d'abord étudié les
Beaux-Arts à Copenhague, puis à Paris, au début des
années vingt, mais dès 1928, il avait commencé à Paris
sa carrière de danseur chez Ida Rubinstein, puis il
avait suivi les cours de Mikhaïl Fokine, danseur aux
Ballets Russes de Monte-Carlo.
En mai 1935, Céline le rencontra à Londres, alors qu'il se produisait à
l'Alhambra Theater pour les ballets de Monte Carlo
dirigés par le colonel de Basil, qu'il accompagne en
Nouvelle-Zélande et en Australie. Le 13 juin 1936, par
l'intermédiaire de Boris Kochno, Céline lui proposa de
monter Naissance d'une fée, lui envoya un
manuscrit du ballet, ayant trouvé une artiste qui avait
dessiné tous les costumes : Eliane Bonabel. Le projet
auquel tenait tant Céline ne se réalisera pas.
Naissance d'une fée était pourtant un argument de
ballet qui n'avait rien à envier aux scénarii proposés
par d'autres écrivains de l'époque. Trop de texte
peut-être, trop de détails visuels, dans ces ballets "
dans un fauteuil " ?
En
1938, nommé directeur du " Ballet de la Jeunesse ",
Birger Bartholin réglait quatre ouvrages que les
Parisiens applaudirent. Son activité de chorégraphe le
conduisit au
Théâtre
Royal de Copenhague puis, défenseur convaincu du style
académique, il se consacra à l'enseignement. Il créa sa
propre compagnie. Den nye danske Ballet ( " Le
nouveau ballet danois "), dans laquelle Karen Marie
Jensen dansa un temps au " Ny Teater " de Copenhague.
Dès son arrivée au Danemark en 1945, Céline prit contact avec Birger
Bartholin, qu'il appelait Billy, et fit adresser
son courrier chez le chorégraphe, 23 Herluf Trolles
Gade, sous le nom de H. Courtial. Lucette donna des
leçons particulières à quelques élèves dans un local de
Snaregade appartenant au violoniste Forchammer. Elle
remplaça parfois Bartholin au Théâtre Royal, mais en
cachette d'Harald Lander, maître de ballet quelque peu
irascible. Céline proposa à Bartholin un projet de
ballet sans titre (Progrès suivi de
œuvres pour la scène et
l'écran), mais le chorégraphe jugea l'argument
désuet.
Lorsque les policiers se présentent en décembre 1945 à
la porte des Destouches, et que ceux-ci croient à un
mauvais coup organisé par des communistes, Lucette
appelle au téléphone Bartholin, qui arrive assez vite et
rassure le couple sur l'identité des policiers danois.
Alors que Céline est en prison, Bartholin se voit confier la mission de
changer des pièces d'or à Paris lors de ses déplacements
et d'en remettre le produit à Marie Canavaggia. Le
danseur commit-il une erreur ou une indélicatesse ? Très
vite les relations de Céline et de Bartholin se
tendirent. Dès le 1er décembre 1945, Céline écrivait à
Marie Canavaggia :
" C'est une petite fripouille qui nous
exploite lâchement et éhontément. Il profite de notre
état misérable impunément. [...] C'est un sale petit
juif - voleur, plagiaire, impuissant et immensément
prétentieux et fat. Il a pillé Lucette dans son métier
avec un culot sans limite. Il joue les maîtres. Il ne
sait rien. C'est le raté absolu et tous les vices et
toutes les tares. Mais nous n'avons que lui entre le
monde et notre isolement.
Il est notre boîte aux lettres. Demandez tout de suite les 30 000 francs
! Sans perdre 1 jour. Il dépenserait tout - dans les
pissotières - C'est un gibet de correctionnelle ".
Pour
n'avoir su réaliser au mieux certaines transactions,
Birger Bartholin ne sera pas le seul à être voué aux
gémonies par Céline. En 1947, Birger Bartholin partira
en tournée avec la compagnie de ballet qu'il venait de
fonder, " Les Ballets scandinaves ", mais la compagnie
connaîtra des difficultés financières et sera dissoute.
En 1948, il montait C'est tout à fait sûr, ballet inspiré par Hans
Christian Andersen, au célèbre Tivoli de Copenhague,
puis en 1950, il présentait Romeo et Juliette au
Théâtre Royal de Copenhague.
En 1952, il s'installait avec sa propre école de danse à Aaboulevarden.
Dans les années soixante, il organisait encore des
séminaires internationaux.
(Images d'exil, Eric Mazet et Pierre Pécastaing, 2004, p.79).
Lucette Destouches :
"
Bartholin m'avait demandé de venir dans son propre cours
donner des leçons de danses espagnoles, de danse de
caractère. Ces leçons avaient lieu le dimanche matin,
dans le foyer de l'Opéra de Copenhague. Harald Lander,
le grand maître de ballet, chorégraphe de l'opéra, avait
menacé de renvoyer ses danseurs et ses danseuses s'ils
prenaient des leçons avec moi. J'avais quand même
quelques fidèles. Et j'allais donner des leçons aussi
plus loin, dans les entrepôts où l'on vendait du
poisson. Je louais une grande pièce, je déplaçais les
cageots, et place aux danses espagnoles, aux zapateodos
!
Ça me rapportait cinq couronnes pour une
leçon. Les Danois adoraient ces danses espagnoles, ces
danses du sud. Même la femme de Lander venait s'initier
aux castagnettes et au flamenco. Bien sûr si les
autorités avaient appris que je donnais des leçons, je
risquais d'être reconduite à la frontière. J'étais
souvent suivie par un policier. Celui-ci devait fermer
les yeux. Il était assez chic, au fond. "
(Frédéric Vitoux, La vie de Céline, Grasset, 1988).
***********************
THERAPEUTE PAR LA POETIQUE DE LA DANSE.
L'esthétique
de la danse peut aboutir ainsi dans l'œuvre
romanesque à l'envoûtement fantastique et diabolique
dans lequel l'être aliéné à lui-même finit par être
habité par les excès et les désordres du monde et de la
vie, confronté de nouveau avec la Mort finalement.
Ainsi est-ce peut-être en thérapeute et en prescripteur d'une danse plus
poétique que l'écrivain et le pamphlétaire proposaient
en retour son univers romanesque féerique comme une
délivrance spirituelle, cathartique : "
Ô pays à l'âme occupée !
[...] Bon ! les historiens se grattent... titillent...
savent pas par quel bout prendre la France... mais
Féerie voyons ! Féerie ! " (Féerie I, p.167)
Céline
a beaucoup parlé, surtout en dehors de son
œuvre, de son goût pour la
danse et les danseuses, véritable imagerie
fantasmatique, qui donne forme à sa vision
anthropologique des êtres - que nous connaissons bien -
partagés entre les légers (les sensibles) et les
lourds (les obtus) ; distinction que lui
inspirent deux personnages de la Tempête de
Shakespeare : respectivement Ariel et Caliban.
(Philippe Destruel, Louis-Ferdinand Céline, Armand Colin).
***********************
VOYEUR.
"...
C'est une idée un peu lutin [sic] qui me vient d'un
coup... elle me vient soudainement. Je raffole des
danseuses... Toutes les élèves de Lucette je les
adore... celles d'Egorova aussi... et celles de Wacker...
à ma façon n'est-ce pas, ma façon ! Croyez pas que je me
jette dessus... Je garde de mes temps d'hareng un de ces
mépris pour les clients, orangs payants, pressurant
haletants bave aux coins, que je suis d'un fier avec les
dames, d'une correction une fois pour toutes !...
Ah ! la galanterie, je dégueule ! Mais je pâme devant l'anatomie, la
physiologie ondes et air, ces grâces de sylphides... la
musique en chair, là, en vif, en trait, une pointe ! Je
suis dingue là, je suis dingue j'avoue. Voyeur en somme
voyeur n'est-ce-pas ? "
(Maudits soupirs pour une autre fois, version B', L'Imaginaire,
Gallimard, 2007, p.230).
***********************
JE SUIS TOUT A LA DANSE.
L'importance
de la danse dans le style célinien a été très tôt
décelée par la critique. La première étude où elle fut
prise en compte marqua profondément la réception
célinienne ; il s'agit d'un article d'Alain Hardy dans
le numéro 5 des Cahiers de l'Herne, publié en
1965. Le titre du dernier roman de Céline, Rigodon
(qui ne parut qu'en 1969), y était analysé dans ses
diverses acceptions et en fonction de ses occurrences
dans le reste de l'œuvre, "
danse sur place ", " faire mouche au tir ", etc. La
conclusion permettait d'anticiper la teneur de l'œuvre,
dont le titre devait s'interpréter comme une " chanson
macabre ". Ce qui, on en conviendra, était bien observé.
Céline, on l'a vu, a cherché à singulariser son travail
d'écrivain par l'attirance qu'il ressentait pour
l'esthétique de la danse et, en ce sens, il faisait
régulièrement allusion à ses efforts de transposition de
cette esthétique dans l'écriture romanesque. Selon ses
propres dires, l'origine de cette passion provient du
music-hall : " Si je vais " m'inspirer " comme on dit ce
n'est certainement pas dans les lectures ! choses mortes
! mais dans des éléments vivants. J'ai piqué mes trilles
dans le music-hall anglais certainement comme Vallès -
mais pas dans les babillages du music-hall ! dans le
rythme, la cadence, l'audace des corps et des gestes,
dans la danse aussi dans la médecine aussi... dans
l'anatomie ", rappelle-t-il à Albert Paraz en septembre
1949.
Céline semblait puiser dans le music-hall une sorte d'exaltation produite
par le mouvement des corps féminins en rythme, mêlant
irréalité et transcendance. Cet " enthousiasme " (Céline
était particulièrement friand de l'étymologie de ce mot)
est traduit dans ses premières œuvres,
L'Eglise, Progrès et Voyage, où la danseuse
anglo-saxonne est un exemple qui bouscule la médiocrité
physique et morale où étouffe la narration.
La danse prend de la sorte une place privilégiée dans
l'imaginaire célinien en tant que discipline permettant
de s'alléger, de s'affranchir de la pesanteur, que
Céline concevait comme le pôle négatif de la nature
humaine. On comprend comment cette obsession de santé
peut déboucher sur une problématique d'écrits de combat,
dénonçant la dégénérescence de la race. La danse
régénère, restitue les vertus premières d'un peuple : à
Milton Hindus, en mai 1947, Céline précise et rectifie :
" [Lucette Almansor] est passionnée et merveilleusement
douée pour les danses orientales - et classiques et
anciennes françaises. "
Le dernier pamphlet de Céline, Les Beaux draps, contient une
apologie de la danse, anti-intellectuelle ( " je veux
des chants et des danses... je ne me soucie de raison...
Qu'ai-je faire d'intelligence, de pertinence ? de
dessein ? n'en ai point ! L'Univers non plus... ") mais
revendiquant une tradition littéraire : " Bellay m'est
plus cher que Racine pour deux trois vers... je veux
bien larmoyer mais en dansant... " Cet aspect du
discours célinien n'a rien de surprenant et l'on doit
rappeler sur ce point l'étude d'Annie Montaut, présentée
au colloque Céline de Paris en 1979, montrant les points
de concordance de l'idéologie qui anime les ballets et
le contenu des pamphlets.
Mais la danse est aussi un rapport à l'autre, et
particulièrement les danses qu'affectionnent Céline,
inspirées par le jazz. Le narrateur des romans céliniens
indique de la sorte presque à chaque fois une sorte de
mouvement instinctif d'admiration pour des musiques et
des danses que son idéologie réprouve. Cette ambivalence
du sentiment de Céline envers la danse se retrouve
jusque dans les adaptations romanesques qu'il en fait.
De ce point de vue, on peut même se demander si Céline
n'a pas été tenté d'imiter par l'écriture l'espèce de
bouleversement esthétique provoqué par la vogue du jazz.
Parlant de Morand, qu'il tenait pour l'un des rares
romanciers novateurs, il déclarait, afin d'appuyer sa
démonstration : " Il ne faut pas oublier que Paul Morand
est le premier de nos écrivains qui ait jazzé la
langue française - ce n'est pas un émotif comme moi mais
c'est un satané orfèvre de la langue. Je le reconnais
pour mon maître. "
Il semble très perceptible, à partir de Mort à crédit, que
l'entreprise romanesque de Céline est placée sous le
signe de cette recherche d'un rythme syncopé. Le
mouvement ira crescendo jusqu'à Normance,
dont la composition semble essentiellement guidée par
des associations de sons et de rythmes à tempo rapide,
sur lesquelles l'histoire racontée (et répétée) se
transforme en des figures de danse, comme autant de
thèmes, variations, où la gestuelle n'est pas toujours
aisément déchiffrable.
Par la suite, avec D'un château l'autre, la cadence ralentit
et, dans une interview avec Albert Paraz pour
C'est-à-dire, en juillet 1957, Céline présentera son
roman comme une " valse lente avec une symphonie en ut
". Ici encore, la tension entre poétique et idéologie se
laisse pressentir, l'auteur ayant préalablement, et à
plusieurs reprises, annoncé, parfois en le déplorant,
que le " jazz avait renversé la valse ".
(André Derval, Céline vivant, Hors-série du Magazine littéraire n°4,
2002).
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DENTELLE BLONDE, DANSE D'APOCALYPSE.
La
danse de Céline, son rigodon, sa tarentelle, sont la
nostalgie persistante de ce qu'il lui est devenu
impossible d'être (nostalgie qui eût gagnée à ne point
vouloir être rédimée par le malheur des autres), mais
c'est aussi à cette impasse, où l'être et le devenir
viennent à manquer, d'où toute dimension eschatologique
semble exclue, que nous devons le rigodon célinien, la
danse folle, si bien accordée à notre détresse moderne.
Mais qu'est-ce exactement, que le rigodon ? Une danse du
XVIIe siècle qui se danse, selon les traités, " à la
même place sans avancer ni reculer. "
" Mieux rigodon d'Eternel qu'Empire humain calamiteux
mammouth taupinière à complot ", nous dit Céline. Si
donc il n'est plus possible de retourner aux fastes de
la légèreté perdue, si l'avenir est aux suicidaires, à
ceux qui haïssent la vie, aux " mystiques de la mort ",
si les rêves nous demeurent interdits, comme le "
plaisir vivant " (" ils seront bien aussi traqués les
rêves. C'est une dictature qui nous est due "), si nous
sommes " entourés de pays entiers d'anaphylactiques "
que " le moindre choc précipite en des convulsions
meurtrières à n'en plus finir ", il ne nous reste, à
moins d'une fabuleuse transhumance des âmes, qu'à danser
sur place, à riguedonner l'instant, le point,
l'explosion fixe de l'Eternité.
Les ballets seront " sans musique, sans personne, sans
rien ". L'écriture de Céline doit tout à l'observation
des arts de la dentelle et de la danse. Le monde est
dentelle d'apocalypse, blonde, dansante. Le rigodon
s'empare de toutes les musiques, de toutes les danses,
gigue, sarabande, tarentelle, gavotte, farandole, polka,
et riguedonner, c'est aussi, selon la définition du
dictionnaire, " s'adonner à une folle joie ", celle de
la nature même, dionysienne : " Surtout après l'hiver
15-16 si impitoyablement rigoureux... Ce fut un
renouveau terrible ! Douceur éperdue de la nature, un
épanouissement du bocage à faire éclater les cimetières
! à faire riguedonner les cierges ! "
Là est, pour Céline, le remède à la noirceur, à la farce sinistre d'un
monde " que nous aurons mis cinquante siècles à barbeler
de contraintes et d'angoisses ". De cet enchevêtrement
de rousseauisme et de nihilisme, qui marque son siècle,
Céline nous donne le dernier mot : " Ce corps à nous,
travesti de molécules agitées et banales, tout le
temps se révolte contre cette force atroce de durer.
Elles veulent aller se perdre nos molécules, au plus
vite, parmi l'univers, ces mignonnes ! Elles souffrent
d'être seulement nous, cocus d'infini. On
éclaterait si on avait du courage, on faille seulement
d'un jour à l'autre. "
(Luc-Olivier d'Algange, Spécial Céline n°13, 2014).
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LE PENCHANT EROTIQUE.
Les animaux ont toujours joué un grand rôle dans
l'existence des misanthropes. Céline, en outre, y
apporte une attention spéciale qui, chose bizarre,
explique aussi le goût qu'il a pour la danse et les
danseuses. On se rappelle que dans plusieurs de ses
romans ou de ses pamphlets on trouve d'assez ahurissants
petits scénarios de ballets, avec des commentaires qui
touchent au lyrisme. Ainsi la foule des personnages qui
le composent contient-elle, si j'ose dire, un Céline
cucu, un Céline cornichon. Les chats et les
entrechats... N'a-t-il pas, en seconde noces, épousé une
danseuse ?
- Depuis toujours, avoue-t-il, non sans un sourire
gentiment confus, je m'intéresse au corps féminin. En
tant que technicien, vous comprenez ; c'est le " point
de vue
vétérinaire ". Comme un éleveur de chevaux se délecte
des avant-mains et des paturons de ses pensionnaires.
Ah, la manière dont un muscle joue au milieu des autres
muscles, le mouvement des articulations, le
coup-de-pied, la rotule !... Surtout les jambes, comme
vous voyez. Rien de plus sincère que les jambes. Vous
m'amenez une femme, je ne lui jette qu'un coup d'œil.
Un joli visage, c'est entendu ; mais ça, c'est de la
frime. Ce qui compte, ce sont les lignes du corps, qui
seules dessinent la personnalité physique. Et d'abord
les lignes longues, les lignes basses. Cheville, talon,
genou... Le contour intérieur de la cuisse... Comme tout
ça bouge, comme tout ça se tend et se détend !... Le
point de vue vétérinaire, c'est une question de hanche
et de mollet. Bien sûr, naguère, il y avait encore autre
chose qui intervenait dans mon plaisir, lorsque je
regardais les demoiselles en tutu : le penchant
érotique.
J'étais grand amateur ; priapique terrible !... Avec une
imagination tournée vers ça : le modelé des membres, la
sacrée courbe qui se plie et se déplie, et les reflets
qui sautent d'une place à une autre place, petits îlots
de pâleur et de douceur. C'est pour ça que les
ballerines, quand j'en ai connu... Ah, je voyais enfin
des jambes !...
Bon. Le couplet sur les danseuses ! Installons-nous commodément... Dans
les yeux de mon homme, une lueur s'est allumée.
Excitation esthétique, genre amateur qui présente sa
collection ; excitation sensuelle, avec le sourire
gaulois. Le genre : " Je ne pense qu'à ça, mais je suis
le premier à rire de ma hantise. "
Nous nous taisons un long moment. Les nuages pommelés ont l'air, eux
aussi, de former des quadrilles ; et il y a, dans le bas
du ciel, de grandes coquines de brumes qui s'étirent
avec langueur. D'une voix ensommeillée, Céline murmure
qu'on ne peut être et avoir été ; que naturellement un
homme de soixante-quatre ans - je fais la grimace :
c'est aussi mon âge - n'a plus tout à fait les mêmes
préoccupations qu'un jeune homme. Sur quoi, il se
réveille et rompt les chiens, c'est le cas de le dire :
- Je vais vous lire un chapitre de mon prochain bouquin.
(Robert Poulet, Mon ami Bardamu, Entretiens familiers avec L.F.C. ,
Plon, 1971, p.37).
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